Le projet dépossédé
Longtemps j’ai cru que les arts m’étaient accessibles. Du moins…que j’aurais pu me rendre utile en charpentant l’un de ces chefs-d’œuvres incontournables de l’esthétique universelle. Je sais, je sais ! L’humilité est avilissante pour qui ne sait pas être honnête envers lui-même. Même que, voyez-vous, les collectionneurs, les amateurs de paperasse et les galeries s’arrachent mes œuvres depuis maintenant vingt ans. Vous avez même poussé l’audace, oui, vous messieurs les faiseurs d’images, jusqu’à me proclamer artiste du sublime, ou je ne sais quelle connerie encore. Ah ! Et j’y ai cru ! Vos compliments lancés en guise de slogans, vos gueulades : « au Génie ! au Génie ! » flattaient mes ambitions esthétiques les plus profondes (attendez, je les ai noté quelque part sur cette feuille). Vous me faisiez miroiter un Moi suprême et vivant, qui saurait être la voix du siècle à l’aide de mes pinceaux. Mais voilà, je crois que vous êtes la cause de ma déchéance artistique. Merde ! Où s’trouve cette foutu bouteille de Château Saint-Clair ?
Permettez-moi, messieurs, un petit jugement camusien en guise d’explication : «tout le malheur des hommes vient de l’espérance ». Je suppose qu’il parlait de l’espérance qu’ont certains humanoïdes prétentieux de se battre pour un monde plus juste et en paix, j’en sais rien. Reste que ce maghrébin avait bien raison. Pour ma part, je dois vous confesser que cela fait déjà bien longtemps que je travaille sur ma dernière toile, ─ oui, maintenant que j’y pense, cela fait exactement huit ans. Huit années entièrement consacrées à cette œuvre; et je ressens, aujourd’hui encore, les frissons et les tumultes des premiers coups de brosses. Enfin, passons ! Une œuvre bien naïve, je vous le concède : trois immenses traits rouges garochés au rouleau à même la toile, comme des gifles crachées en plein visage. Sur le fond, on voit une image en papier d’un Staline triomphant, moustache proéminente et bras postés dans les airs. Un rien de poésie… Je remarque même, à force de la laisser me pénétrer, qu’une sensibilité démoniaque s’en dégage tant les couleurs sont violentes et expressives; qu’une âme semble fuir la toile. Remarquez, c’est peut-être ma clope qui me grille le cerveau !
Cette besogne m’a longtemps torturé l’esprit. Je dois vous confesser que je plaçais d’énormes attentes en ce tableau. Un étalon en son espèce, la tête de proue de mon monument artistique. En fait, voyez-vous, je comptais, dès le départ, que de mes mains naitrait un monde fantasmagorique et que de mes couleurs se révèleraient les profondeurs crasses de notre âme humaine. J’espérais que mon œuvre soit une illumination des esprits, la révélation de l’humanité... Attendez, je perds mon souffle. Je crois que, ces temps-ci, je fume trop. Le stress, comprenez-moi. Où en étais-je déjà ? Ah oui, l’espérance de Camus ! Ce qui excitait mon désir au plus haut point était d’être considéré par tous comme le guide suprême des Arts, celui qui ouvrirait la marche de la liberté. Vous voyez le topo ?
Mais lorsque je me réveille de cette exaltation, quelque chose d’autre me heurte l’esprit : je découvre alors ma chambre dans sa totale nudité. Une chambre à mon image : vide et sans souffle, délaissée; au milieu traîne mon lit, avec quelques livres éparpillés çà et là. Au fond, là contre le mur en brique, ma toile attend, d’ailleurs sans succès, que je la caresse de mes pinceaux. Elle m’épie et me questionne. Et je plus je m’approche d’elle, à petits pas, plus la réalité me heurte : je n’y vois qu’une toile sans vie, sans chaire palpable. Elle n’est d’ailleurs pas à la hauteur de mes aspirations. Aussi puissante et poignante que je l’ai désirée dès le départ. J’entrevois alors qu’une pièce manque au puzzle, qu’elle manque ce je-ne-sais-quoi de mystérieux qui rendent aux toiles de Van Gogh un cachet presqu’animal et physique. Voyez-vous, l’artiste de notre siècle, le vrai ! est insatiable, maniaque des petits détails; c’est un péteux d’broue qui préfère glander plutôt que de laisser libre cours à son instinct créatif. Résultat : il patauge et se saoule.
Je suis cet artiste… Incapable de terminer ma besogne, peignant de jours et défaisant ma toile de nuits. Une œuvre qui restera à jamais inachevée. Je ne suis pas l’artiste qu’enfant je rêvais d’être, le libérateur des mœurs, l’inventeur d’un nouvel amour; je ne sais pas comment insuffler la vie à cette toile. Bref, messieurs, vous m’avez fait miroiter un avatar de moi-même, et j’y ai cru bordel ! Mais…mais je réalise dorénavant, du haut de mes cinquante ans, que cette toile n’a été que de la poudre aux yeux, et je ne pourrai plus jamais ni peindre ni aimer, ni plus rien ressentir qui soit vital. Mon futur en tant qu’artiste est de rejoindre les autres cochons, et de cracher dans la même fange en gueulant moi aussi : «au Génie ! au Génie !». Créateur d’illusions, j’aime bien l’idée, oui !