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l'atelier romanesque
18 mai 2013

"La rose sans épine", disait-il

Le 13 février 1542, minuit

Il paraît qu’elle veut savoir comment se tenir noblement debout lorsque, devant tous ces gens réunis demain, elle sera pendue, éviscérée encore vivante, écorchée et, enfin, découpée en morceaux fins. Elle veut, mentionne-t-on encore, mourir dans la dignité et la haute posture que requiert toute sa prestance de jeune reine. Moi je n’en sais rien. Je ne connais d’elle que ce qu’il faut souffrir d’apprendre à son sujet; si, bien sûr ! il y a bien le fait que c’est une femme que l’on qualifie de jeune, piquante et limite insouciante, comme une courtisane parmi les lions, ou comme une proie que l’on pourlèche à petit feu, lentement, atrocement. 

Je sais aussi qu’on lui a dit, du tac au tac, sans se faire chier : demain, à sept heures précisément, vous serez exécutée. Et là on se permet d’ajouter : reposez-vous. 

Alors voilà, tout est dit. Elle n’a qu’à attendre que le coq se réveille, que ce verdict direct et droit-au-but se concrétise enfin. Elle décide donc de rester seule avec elle-même dans la mansarde de la prison dédiée à la royauté, chassant servantes et pleureuses. J’aperçois également qu’elle a pris la peine, bien avant de les laisser partir, qu’on lui apporte le billot de bois qui lui servira demain de dernier sacrement. On l’a déposé là, posté au milieu de la pièce hivernale. Sans fioritures ni artifices. Ah non, attendez : il y a bien la cavité en son centre, il semble être fait d’un bois archaïque et antique, dédié aux seuls rois, mais je n’en suis pas certain. 

Enfin, peu importe. Je remarque alors que Catherine ─Ah ! au fait, c’est son prénom ─, tout en marchant tranquillement autour du billot de bois, les yeux toujours rivés sur l’objet, se dévêt de chacun de ses morceaux de linge, tranquillement, sans crier gare. Un pas lent et presque félin, tant les gestes semblent vouloir apprivoiser l’objet boisé. Je l’admire, posté dans le coin de la pièce, se libérer de sa chemise de nuit, passer le bras autour du corset, retirer les jarretières; cette juvénilité semble éclore sous mes yeux, se matérialiser après chaque impulsion qu’elle impose à son corps. Une effigie que je contemplerais et contemplerais encore, jours et nuits, sans fin, sans ennuie. Une beauté outrageante qui force à l’admiration. 

Étrange créature ! Je crois qu’elle cherche à sentir la nudité de sa peau contre le froid du billot, caresser le bois dans une violente étreinte. Elle semble chercher du réconfort, elle qui médite, qui échafaude des pensées concernant sa folle destinée; destinée qui fut, depuis l’âge précoce, vécue comme un constant déracinement. À ce sujet, je sais de source sûre qu’elle fut très tôt séduite comme une vulgaire catin, puis contrainte, par je ne sais quelle abjection humaine, d’acquiescer aux hardiesses sexuelles du roi Henri VIII. Cet ogre de pestilence et d’obésité, sa jambe gauche crachant de la suppuration infecte à qui le demande. Enfin, je m’en fou, à l’heure qu’il est, il a déjà trouvé une autre séduisante pour l’occuper. 

J’ai eu raison de contempler cette jeune femme, elle qui, délicatement, pose sa tête contre le bois, ne perdant pas l’occasion d’une caresse trop souvent déclinée. It makes my heart die to think what fortune I have that I cannot be always in your company

, écrivait-elle un soir à son amant, ce page personnel du roi, dans un mouvement de folie et d’emportement. Cette lettre fatidique, devenue la seule preuve de sa déloyauté envers Henri, son époux, était un message d’espoir dépêché au seul homme qui l’ait réellement aimé; Culpeper, Culpeper. Pour lui, et pour lui seul, sa vie trouvait son sens parmi tant d’hypocrisie. I heartily recommend me unto you, praying you to send me word how that you do. Elle en perdra la tête.

Comme elle semble sereine, les yeux clos, sur son billot de bois ─ cet objet parait deviner ses pensées; comme j’aimerais m’approcher d’elle, savourer son parfum, caresser ses longs cheveux dorés; comme j’aimerais partager ses tourments, moi qui éprouve tous ses souvenirs. Elle relève la tête, lentement, dans une attente infinie, avant de déposer sa main droite sur sa nuque, ressentant la présence d’une lame logée contre son cou. Je crois qu’elle veut palper son corps avant qu’elle ne perde la vie, demain. 

Les yeux fermés, maintenant ! Ah, d’accord, je comprends : elle cherche à se remémorer les caresses échangées avec Culpeper, l’étreinte lascive de ses mains contre son corps. Ces nuitées, pendant lesquelles, loin de la surveillance du roi, elle s’abandonnait à cet homme qui fut la seule chose qu’elle eut réellement désiré au court de son existence. Le reste ayant été chamboulé de l’extérieur, malgré elle, contre elle. De cet amour passionnel survint la sentence de mort des deux amants, l’effondrement moral, et, enfin, la tête de Culpeper exposée bien en vue sur une lance du pont de Londres. Juste avant qu’ils ne se quittent, je crois qu’elle lui a chuchoté ces paroles: I would you was with me now that you might see what pain I take in thinking of you. Ses derniers mots de jeune reine.

 Une heure avant l’exécution. Il fait un grand soleil, chose rare dans la ville brumeuse. Je suis là à encore observer chacun des faits et gestes de Catherine. Toute la nuit à attendre et à la regarder rêvasser. Je la vois maintenant danser, faisant tournoyer sa robe blanche. Sa main qui gambade de gauche à droite interpelle les souvenirs de sa vie : les robes de grands, les bijoux ruineux offerts par Henri, les draps et porcelaine de Chine, tant d’élégance qui contraste avec sa jeunesse miséreuse dans la maisonnée de Lambeth; la naïveté de ses anciennes courses dans les bois; son corps trop gracile pour les corsets. Je crois que ces débris de vie se fracassent en son esprit. Une danse que je qualifierais d’existentielle, avec sa part d’amertume.

Le 13 février, sept heure précisément. 

 

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  • En tant qu'atelier littéraire virtuel, ou lieu de diverses expérimentations, ce blog est le moyen de parfaire mon style littéraire; je ferai jongler les mots. L'objectif viscéral, presque charnel, est de mener à l'écriture de mon roman. Bienvenue!
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